« Docteur, vous n’auriez pas quelque chose… »
Combien de fois par jour entendons-nous des phrases qui commencent par ces mots ?
Quelque chose pour…
– Maigrir
– Faire passer cette toux
– Que ma grossesse ne soit plus gâchée par ces nausées
– Que mon bébé fasse ses nuits
– Que mon enfant soit plus calme
– Que je puisse… aller travailler demain (j’ai une réunion, je ne peux pas me permettre d’être malade) …partir en WE vendredi (depuis le temps que je l’attends, je ne peux pas me permette de ne pas en profiter)
Quelque chose contre…
– La fatigue
– Les angoisses
– Les insomnies
– Les douleurs
– Les boutons
– Ce symptôme dont je souffre depuis 15 ans et pour lequel « on » a déjà tout essayé en vain
Quand c’est demandé comme ça vite fait en fin de consult, j’écoute, je prends quelques secondes de réflexion, et je réponds le plus souvent quelque chose comme « Je regrette mais malheureusement, je crains de ne pas avoir de remède miracle pour ce problème précis » et je ne montre pas à quel point ça m’énerve que quelqu’un puisse sérieusement imaginer que j’aie « un truc » pour ou contre ceci ou cela…
Quand c’est un motif de consultation à part entière, c’est plus problématique…
« Docteur ce n’est pas normal, je ne mange rien et je grossis, il doit forcément y avoir un problème, ça doit être hormonal… »
« Docteur, ce n’est pas normal, je suis fatiguée, épuisée, lessivée… Je me traine, je m’écouterais je ne ferais que dormir, je tombe de sommeil à 20h devant la télé, je me lève à 7h le lendemain, et je ne suis jamais reposée… »
« Docteur, ce n’est pas normal, je suis tout le temps malade, si je n’ai pas le nez qui coule je tousse, je suis bien 2 jours et j’enchaine sur une gastro, je n’en sors pas, je dois avoir une baisse de l’immunité… »
« Docteur, ce n’est pas normal, j’ai tout le temps mal au dos/au coude/aux épaules, alors que je fais juste mon ménage/un peu de bois/du jardinage… J’ai sûrement quelque chose de coincé/déplacé… »
Ces situations débouchent le plus souvent sur des demandes de biologie « complète », ou de radios « pour voir ce qui se passe ».
Souvent, je me demande comment nous en sommes arrivés là… Je doute que la génération de mes grands-parents (nés dans les années 1925) ait jamais consulté un médecin pour ce genre de motif… Ni pour la goutte au nez d’ailleurs… Je pense qu’à l’époque, on se mouchait (dans sa manche) et on continuait d’aller à l’école à vélo en jupe-chaussettes par moins 2°… Je ne dis pas que c’était mieux, hein, entendons-nous bien… Mais je me dis souvent que de nos jours, les parents devraient quand-même savoir gérer le rhume, la fièvre pendant quelques jours, le mal de ventre banal, et tous les petits symptômes qui émaillent le quotidien sans avoir à en référer au médecin dans la journée « pour être sûr(e) »… Mais je m’égare…
« Docteur, ce n’est pas normal… »
Mmmmmm, la normalité… C’est très surfait, sachez-le!…
Ceci dit, en temps « normal », j’essaye de répondre à ces plaintes (terme choisi sans connotation péjorative aucune, il me semble « normal » que les patients aient des plaintes, ils viennent rarement quand tout va bien…) ou tout au moins de les entendre.
Je le fais avec plus ou moins de disponibilité selon qu’elles se présentent en début ou en fin de consultation, et selon l’importance de mon retard. Genre la 3e consultation du jour alors que j’accuse déjà 30 minutes de retard, je ne suis pas over disponible… Et lorsqu’elles sont noyées dans un flot continu de viroses diverses et variées, que j’entends le téléphone qui continue de sonner alors que mon planning déborde déjà, que je suis préoccupée par ce questionnement récurrent : « mais où vais-je tous les caser ?? », j’avoue que je ne suis pas du tout au top de l’empathie…
Je me demande parfois ce qui se passerait si je disais à voix haute les mots qui me viennent spontanément à l’esprit, sans les passer par le filtre de la bienséance…
Aux gens fatigués qui dorment tout le temps, j’ai envie de dire qu’ils ont bien de la chance de pouvoir s’offrir ce luxe… Que ça fait 12 ans que j’ai fait une croix sur des nuits non morcelées et qui dureraient plus de 6 heures… Que s’ils se donnaient la peine de regarder un peu ma tronche, ils y repenseraient à 2 fois avant de se plaindre (terme choisi cette fois avec une connotation très péjorative et méprisante) d’être fatigués.
Aux gens angoissés, j’ai envie de dire que ça m’a pris 5 bonnes années de « sophro-thérapie » pour réussir à vivre avec les miennes, d’angoisses, en les ramenant à un niveau juste suffisamment tolérable pour faire face au quotidien sans bouffer plein de cachets…
Aux gens qui veulent maigrir, j’ai envie de dire que je n’ai vraiment aucune idée de la manière dont ils pourraient s’y prendre pour perdre du poids, parce que l’alimentation, le poids, touça touça, c’est plus une question d’émotions que de calories à mon humble avis. Ayant une amie qui souffre d’obésité, je sais le mal que peuvent faire les régimes de tous bords, donc non aux régimes, mais quoi d’autre, ben je n’en sais fichtre rien…
Aux gens qui n’arrivent pas à dormir, j’ai envie de dire que je suis moi-même embourbée jusqu’au cou dans le douloureux problème de l’endormissement avec mon ainée, âgée de 11 ans… Répéter encore et encore qu’il faudrait lâcher prise, laisser venir le sommeil tranquillement, ne pas se braquer quand ça ne marche pas, ne pas s’énerver parce qu’on ne dort pas, parce qu’on va être fatigué le lendemain, parce qu’on va être la seule à ne pas dormir dans une maison sombre et silencieuse… Et constater chaque soir que pisser dans un violon serait sans doute plus productif… J’ai envie de leur dire que je dois lutter chaque soir pour ne pas lui filer du toplexil ou de l’atarax, voire des granules qui lui laisseraient croire que sans médicament, point de salut… Je résiste à la facilité pour que dans 10 ans ce ne soit pas elle, de l’autre côté du bureau, qui vienne quémander un somnifère et un anxiolytique à un médecin qui aura plus vite fait de lui rédiger son ordonnance que de lui redire ce que sa mère a échoué à lui faire comprendre 10 ans plus tôt…
A tous j’ai envie de dire qu’il faut arrêter de croire que le médecin fait des miracles. Moi en tout cas je ne sais pas faire. Sinon, ça se saurait, et je serais riche, et je ne serais pas là avec eux à 20h passées au lieu d’être avec mes enfants…
Heureusement, j’ai encore assez de recul pour faire la part des choses, pour ne pas laisser mon vécu parasiter la consultation (car objectivement, tout le monde ne peut sans doute pas venir à bout de ses angoisses avec un peu de sophro…) Je sais que mon expérience très personnelle ne peut pas être transposée dans la vie de ce patient-là… Et que de lui balancer ma life ne résoudra pas son problème.
Juste que quand la première phrase qui me vient en tête quand on me dit : « j’ai le nez qui coule/ Je tousse/ Je ne dors pas/ Je fais des crises d’angoisse/ J’ai mal au dos et ça ne passe pas avec le Voltarène® » c’est « Et alors, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse BORDAYL »… je me dis que je dois avoir un problème…
Je ne devrais sans doute pas être derrière ce bureau…
Et qu’est-ce que j’aimerais ne pas y être, d’ailleurs, derrière ce foutu bureau, à l’heure où les mamans m’amènent leur enfant qui «a eu mal au ventre cet après-midi à l’école mais bon là ça à l’air d’aller mieux, mais quand même je vous l’amène pour être sûre », cette heure où moi je ne peux pas être avec les miens, d’enfants, sachant que quand je rentrerais toutes seront déjà endormies… sauf celle qu’il faudra essayer de rassurer, de calmer, de consoler parce qu’elle n’y arrive pas, à dormir… alors que moi j’en aurais grand besoin, de dormir…
Mais n’est-il pas indécent de se sentir surmenée/dépassée/débordée quand on voit entre 20 et 25 patients par jour seulement?? Alors que de nombreux confrères en voient quotidiennement le double depuis des (dizaines d’) années (eux peuvent décemment prétendre au burn-out) Evidemment, mes 20-25 patients/jour, je les vois sur des « demi-journées » (je consulte par exemple de 14h à 19-20-21h selon le cas) donc ça fait quand même de grosses demi-journées… Mais je ne devrais pas me plaindre car j’ai 3 matinées sans consultations (visites, paperasses, repassage, formalités administratives, courriers, coups de téléphone…), je suis là 2 après-midi par semaine (RDV dentiste, ophtalmo, ORL, podologue, micro-kiné, activités des enfants…), et je mange le midi 3 jours par semaine avec les ¾ de mes enfants… Et, cherry on the cake, je gagne suffisamment bien ma vie pour que mon mari soit père au foyer, donc je suis déchargée de quasiment toutes les tâches ménagères et logistiques…
Je me sens vraiment petite nature à côté de « ceux qui bossent vraiment » comme dit mon associé… Et de celles qui assument un voire deux jobs ainsi que toute la responsabilité de la maison et des enfants…
Simplement, je crois que cela confirme mon sentiment de ne pas être à ma place dans ce métier tel qu’il doit être exercé aujourd’hui… Je ne sais pas comment font les autres, mais moi, clairement, je ne veux pas continuer à vivre comme cela…
Ce métier me vide petit à petit de mon énergie, de mon enthousiasme, de ma force vive. Ce métier m’isole et m’aliène. Ce métier que je croyais si beau… J’en découvre chaque jour le côté sombre, et je refuse de me perdre pour lui.